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Le 11 Septembre 2001

Que nous a-t-il appris sur le psychisme humain ? (Article INREES)


Plusieurs années se sont écoulés depuis les évènements du 11 septembre 2001, au cours desquels l’impact psychologique de ce drame a fait l’objet de nombreuses études. Certaines se sont penchées sur des aspects inexpliqués du psychisme humain.

Le 11 septembre a-t-il donné lieu à des phénomènes extraordinaires ?


Des gens ont-ils vraiment eu la prémonition de ce qui allait ce produire, ce matin de septembre 2001 ?


Le 11 septembre 2001 fut pour des dizaines de millions de gens de par le monde un intense choc émotionnel. Dix ans après, les blessures et les souvenirs restent encore très vivaces, comme le montrent les nombreux témoignages de proches des victimes diffusés ces derniers jours. Cet événement a profondément marqué la psychologie collective, plus peut-être qu’il n’a bouleversé les grands équilibres géopolitiques.


Perceptions spontanées
C’est aussi un événement qui a donné lieu à beaucoup de récits d’expériences de perception extrasensorielle spontanées (expériences PSI). En effet, il suscita le plus grand afflux de témoignages jamais enregistrés par le Centre Rhine de recherches en parapsychologie, spécialisé dans leur collecte. « J’ai reçu des dizaines d’appels et d’e-mails dans les semaines et les mois qui ont suivi, de gens qui décrivaient des expériences semblant annoncer ces événements terribles » écrit la directrice exécutive du centre Sally Rhine Feather dans The Gift, publié en 2005.
« Beaucoup firent à ce sujet des rêves intenses et dramatiques. D’autres rapportèrent avoir eu en état de veille des intuitions étranges ou encore des sensations physiques indiquant que quelque chose ne tournait pas rond. » Dans le livre qu’elle co-écrit avec Michael Schmicker, elle relate le récit de Marie, intitulé : Le Feu au Pentagone.
Agée d’une quarantaine d’année, Marie vivait à l’époque des faits en Caroline du Nord. Quelques semaines avant l’attaque, elle et son mari ont passé des vacances à Washington. « Quand nous sommes sortis de la ville, c’est mon mari qui conduisait » dit-elle à Sally Rhine Feather. Assise à côté de lui, Marie somnolait. Son mari lui dit alors: "Au prochain tournant, tu devrais avoir une bonne vue sur le Pentagone, car notre route passe juste à côté."

J’ai ouvert les yeux et quand j’ai regardé vers la droite, je l’ai vu.


Mais des panaches d’épaisses fumées noires s’en élevaient, d’énormes nuages de fumée. Je ne voyais pas de feu, mais de la fumée, comme si une bombe avait explosé. »
Marie poussa un cri de surprise et frappa des deux mains le tableau de bord. Son mari crut qu’elle voulait le prévenir d’un risque d’accident imminent. Mais il n’y avait pas grand monde sur l’autoroute, et aucun véhicule à proximité immédiate de leur voiture. « J’ai véritablement senti un danger, même si nous étions sur l’autoroute, à plusieurs kilomètres du Pentagone, expliqua Marie par la suite. Je pensais qu’il était en feu. Mon mari m’assura que non, et je réalisais effectivement qu’il ne l’était pas. Cela ne dura que quelques secondes, et s’arrêta aussi soudainement que ça avait commencé. »
L’expérience plongea Marie dans le trouble et la confusion. Si elle avait déjà eu des expériences PSI, c’était la première fois qu’elle « voyait » une chose qui ne se trouvait réellement devant ses yeux. A cet égard Sally Rhine Feather incite à la prudence dans l’emploi du terme hallucination : certaines donnent en effet lieu à des fantasmes, des déclarations pleines de non-sens et sont souvent le fait de gens malades. « L’hallucination de perception extrasensorielle en revanche est source d’information factuelle, précise, qui peut par la suite être vérifiée. Elle est vécue par des gens normaux, sains d’esprit et en bonne santé, comme Marie. »


Les prémonitions à l’étude
Les prémonitions constituent un phénomène qui a souvent été étudié. Des centaines de recherches ont donné des résultats statistiquement significatifs. Parmi les plus connus, on peut citer les travaux du Maïmonides Hospital de New York sous la direction de Montague Ullman et Stanley Krippner, ou encore ceux du Princeton Engineering Anomalies Research (PEAR) de l’Université de Princeton qui concluent que l’homme dispose de cette capacité, dans certaines circonstances, de pressentir la survenue d’événements futurs, de manière non-conventionnelle. Cela s’est-il vérifié lors du 11 septembre ?
L’élément nouveau en ce début de millénaire est l’utilisation massive d’internet. Le 11 septembre 2001 a donné au chercheur Dean Radin l’occasion d’employer cet outil pour l’étude des perceptions extrasensorielles, ceci afin de déterminer si des effets de masse sont perceptibles.
C’est un site qu’il avait lui-même créé qui lui a fourni les données de base nécessaires. Il permettait à l’utilisateur de tester ses capacités PSI grâce à divers exercices.

Dans l’un des tests, il fallait décrire une photo qui serait par la suite aléatoirement choisi par l’ordinateur. « Le test consistant à proposer une description visuelle, je me dis qu’il serait intéressant de voir si des prémonitions du 11 septembre n’avaient pas infiltré spontanément les essais des utilisateurs » explique-t-il dans son livre Entangled Minds.
Effectivement, il identifia quelques descriptions particulièrement saisissantes. Celle-ci par exemple, fut écrite par un certain Sean, au matin du 11 septembre, avant la catastrophe, dans une série de trois essais successifs : (1) - un avion de ligne vu de l’arrière gauche sur fond de nuages orageux, des traînées de nuage, des objets ovales, 2 personnes – (2) d’abord une libellule ? ensuite une branche suggérant les Everglades, puis une scène très rapide et dynamique de chute entre deux grands immeubles, derrière des fenêtres en damiers.
Ces descriptions, et d’autres de la même tonalité, incitèrent Dean Radin à approfondir ses recherches. Car les prémonitions appellent plusieurs interrogations, dont celle-ci :
Pourquoi ne sont-elles pas plus nombreuses avant des catastrophes aussi terribles que le 11 septembre, ou des désastres aussi massifs que le tsunami de décembre 2004 ?

Dean Radin mit en évidence un étrange effet : il est possible qu’à l’approche du désastre, inconsciemment, nous nous coupions de nos capacités intuitives. Pour nous protéger.

Les rêves, avant et après
Les aspects précognitifs ne sont pas les seuls à avoir été étudiés. Dans un tout autre domaine, le psychiatre Ernest Hartmann de l’université de Tufts s’est intéressé aux effets du 11 septembre sur les rêves. Pour cela, il a collecté auprès de 44 rêveurs américains les récits de dix rêves faits avant le 11 septembre, et de dix rêves faits après, soit un total de 880 rêves. Il s’agissait de préciser l’impact des traumatismes sur les rêves, chaque citoyen américain pouvant être considéré comme traumatisé, au moins légèrement, par les événements.
Dans son livre, Nature and Function of Dreaming, il explique que l’étude a été faite sur la base du concept de « l’Image Centrale », représentation imagée de l’émotion dans le rêve. Il n’est pas rare, après un traumatisme, de rêver d’un tsunami, image de vulnérabilité et d’impuissance. Dans ce cadre, le tsunami est l’image centrale. Son intensité peut être évaluée en interrogeant le rêveur, selon un protocole minutieux, ce qui fournit un deuxième critère d’étude.
« Les résultats de l’étude présentaient un contraste étonnamment clair. Les rêves qui ont suivi le 11 septembre ne contiennent pas plus de gratte-ciels ou d’avions que ceux qui ont précédé. En revanche, l’étude révèle une augmentation extrêmement significative de l’intensité de leur Image Centrale, ainsi que de la proportion de rêves comportant une Image Centrale ». En d’autres termes, les rêves sont devenus plus imagées, et ces images véhiculaient une émotion plus forte. L’hypothèse du pouvoir de l’émotion sous-jacent à l’imagerie du rêve en fut confortée.
Autre source d’étonnement pour les chercheurs, bien que tous les participants aient vu les événements du 11 septembre plusieurs fois à la télévision, pas un seul ne rêva d’avions s’écrasant sur de hautes tours ni de scènes se rapprochant de celle-ci. « Il semble que le rêve fasse toujours de nouvelles connexions. Le rêve est une création et non une répétition » avance Ernest Hartmann. Autrement dit, dans les rêves, les tours qui s’effondrent se transforment en tsunami !
Cette tendance à la répétition du contexte dramatique n’est pas systématique, une surprise pour les chercheurs : « Il y avait dans les rêves qui ont suivi le 11 septembre des images très fortes qui étaient considérés comme représentant des émotions positives » poursuit Ernest Hartmann. Certains furent selon les rêveurs impressionnants, d’une tonalité à la fois miraculeuse et mystérieuse. Les récits font état d’« impressions » visuelles ou auditives d’une extrême intensité.
Ces études illustrent à la fois l’importance et la difficulté d’évaluer l’impact sur notre psychisme d’événements comme le 11 septembre. Sans être conclusives, elles nous incitent à porter une attention accrue à ce qui se passe en nous.
(source : inrees)

Nous savons à présent que :

a) le rapport social fondamental est l'échange, conçu selon la structure ternaire (que nous empruntons à Lévi-Strauss) : donner, recevoir, rendre ; toute action sociale est interaction (action réciproque), toute interaction est échange.


b) toute action sociale exclut l'indifférence : refuser de recevoir, refuser de rendre constituent encore des actes sociaux par lesquels l'échange se trouve refusé, ce qui est un acte de violence sociale.


c) L'échange est donc une nécessité sociale, qui conditionne la survie du corps social ; sans échanges, le corps social se délite et se détruit dans le conflit entre individus (ou entre clans).


On peut donc affirmer que le seul fait d'appartenir à un corps social soumet l'individu à la loi sociale fondamentale qu'est l'obligation de l'échange, qui constitue l'impératif vital du corps social. C'est ce qu'illustre l'interdiction de l'inceste (conçu comme interdiction du mariage endogame), qui oblige les clans familiaux à procéder à des échanges matrimoniaux.


L'individu est donc déterminé par une loi sociale dans ses rapports avec les autres individus. Nous allons maintenant chercher à mettre en lumière ce qui, dans l'individu lui-même, est de l'ordre d'une production sociale. En quoi le sujet humain est-il un "individu social" ?


Je ne reviens pas sur ce qui fait du psychisme individuel une construction sociale : nous l'avons déjà longuement développé dans le cours sur le sujet. Rappelons brièvement que l'individu est socialement influencé ou déterminé :

a) dans ce qu'il est (Sartre : le regard d'autrui est impliqué dans la définition de ce que je suis en tant qu'identité : beau, courageux, etc.)

b) dans ce qu'il fait (Alain : les attentes d'autrui influencent mon comportement)

c) dans la représentation qu'il se fait de lui-même (Sartre : le regard d'autrui est nécessaire pour que je puisse me considérer comme objet ; Winnicott : le regard de la mère éveille le nourrisson à la conscience de son statut de sujet)

d) dans ce qu'il pense (Jung : la conscience individuelle entretient des relations de compensation avec l'inconscient collectif)

e) dans ce qu'il croit (Nietzsche : la conscience morale d l'individu est forgée par les dispositifs de domestication de l'Etat)

f) dans ce qu'il désire (Lacan : si le désir humain est désir d'être objet du désir de l'autre, alors le désir s'oriente vers l'objet du désir des autres)

La liste n'est pas exhaustive... mais elle suffit à déconstruire le mythe d'une individualité "pure", d'un psychisme individuel indépendant de son inscription dans un corps social.

Bien. Mais qu'en est-il à présent du corps ? Peut-on admettre que le corps humain, comme le psychisme, est informé (mis en forme), transformé par le système social ? Peut-on dire que le corps individuel est un "corps social" ?

Pour saisir l'enjeu de cette question, il convient de se débarrasser des quelques préjugés auxquels pourraient nous conduire une compréhension superficielle des techniques d'appropriation du corps dans le monde occidental moderne. L'idée (trompeuse) selon laquelle "mon corps m'appartient" peut en effet laisser penser, par exemple, que toutes les techniques de marquage du corps (maquillage, tatouage, piercing, etc.) sont des pratiques d'appropriation de son corps par l'individu lui-même.

Mais si l'on replonge ces pratiques dans l'ensemble des pratiques culturelles auxquelles elles appartiennent, notre regard change. Comme l'ont montré les ethnologues du XX° siècle, (dont Lévi-Strauss), les techniques de marquage du corps ont constitué un dispositif d'appropriation sociale du cops, bien avant d'exprimer (ou de prétendre exprimer) des inclinations individuelles. Pour reprendre l'exemple du tatouage, l'étude ethnologique nous montre que cette pratique, loin d'être soumise à l'arbitraire individuel, est d'abord une pratique réglée, codifiée, par laquelle le corps individuel se trouve marqué par un ensemble de signes conventionnels dont l'articulation est elle-même soumise à des normes sociales. Les signes du tatouage, dans un groupe ethnique comme les "Peulhs" d'Afrique noire, n'ont rien d'une fantaisie individuelle : ils appartiennent à un langage qui (comme tout langage) est un langage communautaire. Les scarifications (minimales) sur les mains et le visage, la coloration en bleu des gencives et des lèvres, qui ont lieu à la puberté, sont autant de symboles dont la signification est socialement définie.

Cette appropriation sociale du corps est encore plus apparente dans le cas de ce que Bruno Bettelheim a nommé "blessures symboliques" (dans l'ouvrage qui porte ce titre). Ces blessures désignent l'ensemble des procédures rituelles par lesquelles le corps de l'individu se trouve marqué pour... "marquer" son passage d'un espace social à un autre. Le passage de l'enfance à l'âge adulte peut, certes, se signaler de lui-même par des phénomènes physiologiques naturels (règles, etc.) ; mais dans la mesure où ce passage est, plus encore qu'une aventure physiologique, une aventure sociale, culturelle, la société elle-même symbolise ce passage à travers une procédure codifiée (un rite) à l'issue duquel le corps de l'individu se trouve transformé.

Il faut souligner ici la violence inhérente à cette appropriation sociale du corps. Toutes les blessures symboliques ne relèvent pas nécessairement de la mutilation traumatisante, dont les séquelles constitueraient de véritables handicaps, comme c'est le cas de l'excision. Il faut se défier du regard moralisateur, toujours ethnocentrique, porté sur les pratiques d'autres cultures : la circoncision, les scarifications, voire des pratiques plus incongrues comme l'obturation (officielle...) du conduit anal chez les hommes (un exemple de Bettelheim) peuvent être discutées, elles ne peuvent être d'emblée condamnées. Ici comme dans tout l'espace culturel, pour reprendre une formule "ECJS", il faut chercher à comprendre avant de vouloir juger.

Bartoloméo Veneto, La circoncision (de Jésus), 1506

Mais justement, il faut garder en mémoire que tout marquage du corps est une violence faite au corps ; non pour la juger, mais pour la comprendre. Car la violence que le corps social inflige au corps de l'individu, est en fait une réponse à la violence symbolique que l'individu impose à la société. Pour reprendre une analyse de Pierre Clastres, un ethnologue disciple de Lévi-Strauss que nous allons recroiser prochainement, toute société repose sur une dissociation des espaces : hommes / femmes, enfants / adultes, vivants / morts, etc. C'est l'ensemble de ces différenciations qui donne à la société sa structure fondamentale. Or en devenant adulte, l'enfant viole ce principe de dissociation : il transgresse une règle sociale permettant de donner à chacun son identité sociale. D'un point de vue sociologique, l'enfant qui devient adulte resemble fort à un homme qui déposerait son arc (et cesserait de chasser) pour se confectionner un panier (et aller faire de la cueillette). Pour le dire d'un mot, le passage à l'adulte crée un "désordre".L'ordre social doit donc rétablir cet ordre, réaffirmer son droit à attribuer à chaque individu la place qui lui revient dans l'espace social (indépendamment de toute nécessité naturelle, biologique). D'un poiont de vue sociologique, "adulte" n'est pas un statut physiologique : c'est une identité sociale ; c'est donc le corps social qui doit affirmer, symboliser l'accès à ce statut. Et c'est ce qu'il fait en surimposant à l'évolution-mutation biologique (naturelle) du corps un rite de passage, un rite initiatique par lequel le passage d'un espace à un autre se trouve symbolisé.

A la "mue" phyisiologique (naturelle) se surimpose la mutation (aux deux sens du terme : changement de lieu social et transformation identitaire) sociale symbolisée par le rite (culturel). C'est ce qui fonde la violence du rite initiatique (le terme anglais est plus explicite : "rite of passage"), qui répond donc à la violence que l'individu impose au corps social par sa transgression du principe de séparation des espaces. L'individu doit vivre cette violence, ce qui implique une forme de souffrance. Que cette souffrance passe par des formes de mutilation, par l'absorption de substances diverses ou par le combat, c'est toujours le corps qui se trouve "violenté". Les scarifications des indiens Guayaki au Paraguay, l'absorption d'Iboga dans le culte Bwiti au Gabon, les luttes Evala au Togo expriment toutes la violence que le corps social impose au corps individuel pour marquer son passage d'un espace social à un autre.

[Passage délicat, et facultatif. Ceci éclaire d'un jour nouveau les pratiques de marquage du corps telles qu'on peut les repérer dans les sociétés occidentales contemporaines. S'agit-il réellement d'une appropriation individuelle ? Sans entrer dans détail de cette argumentation, on peut faire la remarque suivante : dès que le marquage du corps (tatouage, piercings) etc. devient langage, dès que les signes qu'il mobilise prétendent à une signification qui n'a pas été arbitrairement posée par l'individu, la marque conserve sa dimension sociale. Dès lors, dire qu'aujourd'hui le tatouage que s'impose à lui-même l'individu ne lui est plus prescrit par le corps social, mais est tributaire d'un choix individuel, c'est tout simmlement souligner, non pas que le corps indivuduel se soustrait aux appartenances sociales de l'individu, mais que cette appartenance sociale est elle-même choisie (en partie du moins) par l'individu. Comme les soulignait Freud, tout individu appartient à diverses communautés, et les marques qu'il s'impose sont autant de signes d'appartenance à ces communautés, réelles ou symboliques. En ce sens, ce que l'individu choisit, ce sont moins les signes qu'il choisit "d'incarner" que les clans dont ces symboles constituent les "insignes". L'individu occidental contemporain peut (dans une certaine mesure) "choisir ses clans", et ses langages. Ce qui signifie surtout que l'affirmation de l'identité personnelle s'exprime aujourd'hui par le choix des communautés d'appartenance, là où dans d'autres systèmes culturels elle s'exprime avant tout par le fait d'assumer son appartenance clanique. Pour user d'une formule assez schématique : là où l'indien Guayaki acceptait et assumait son passage à ce nouveau statut d'adulte, que lui signifiait le corps social, l'adolescent occidental l'affirme et le revendique, face au corps social. Dans les deux cas, le marquage symbolique du corps est une forme de... "dialogue social"

Mais on aurait tort de limiter l'appropriation sociale du corps au marquage initiatique. En réalité, la mise en forme sociale du corps est un processus global, et perpétuel : l'espace social ne cesse de transformer la physiologie du corps. Donnons-en quelques illustrations :

a) Les postures adoptées par le corps sont des postures dictées, marquées par les pratiques sociales : et ces postures marquent les caractéristiques morphologiques du corps (songeons à la colonne vertébrale déformée du petit écolier du XX° siècle, avec son gros cartable...).

b) Le corps est informé, transformé par l'ensemble des habitudes nutritives, sportives, etc. des individus : or la diététique est évidemment déterminée par les représentations sociales de la santé (qui n'est jamais uniquement une donnée "scientifique) et par les idéaux esthétiques que promeut un système culturel.

c) Le système sensoriel du corps est transformé par le contexte socio-culturel ; la langue que nous entendons et parlons n'influence pas seulement notre dispotif vocal : elle influence également notre ouïe. Comme l'ont montré les recherches contemporaines dans le domaine de l'orthophonie (mais pas seulement), il existe des relations fermes entre les sons que nous sommes capables d'entendre et ceux que nous sommes capables de proférer : et tous sont déterminés par les sons qui nous ont environnés depuis notre enfance. C'est ce qui explique que, par exemple, un occidental ait du mal à entendre le son arabe correspondant à la lettre "qaf", qu'il est par ailleurs passablement incapable de prononcer (il se situe entre le "h" et le "q"... ce qui suffit à situer le problème.) De même, si un espagnol, un Italien peinent à prononcer le "u" français, ce n'est pas seulement parce qu'ils n'en ont pas l'habitude : c'est surtout parce qu'ils peinent à différencier, auditivement, ce son (absent de la plupart des langues méditerranéennes) du son "ou". Nos capacités sensorielles, passives (audition) et actives (phonation) sont transformées par notre environnement social. C'est notamment ce qu'a montré Nicolaï Troubetskoï, un linguiste russe du début du XX) siècle (fondateur de la morphophonologie) ; selon Troubetskoï, les sons et les phonèmes perçus par un individu sont filtrés par le "filtre phonologique" construit à partir de la langue maternelle. C'est ce filtre phonologique qui explique que les hispanophones (ou les lusophones) vont rester sourds au "u" français, qu'ils vont transformer en "ou". Ce que nous sommes capables d'entendre est donc déterminé par notre environnement socio-culturel.

Une étude récente tend à montrer que les bébés humains ne poussent pas exactement les mêmes cris dès la naissance, selon leur pays d'appartenance. Causes génétiques ? Il est plus probable que ce sont les sons entendus durant toute la période foetale qui influenceraient déjà le système phonique. (Attention : cette étude est encore à prendre... avec quelques précautions)

[Ceci illustre un trait intéressant du langage, que nous recroiserons bientôt : dans la communication verbale, percevoir, c'est toujours déjà interpréter. Nous ne faisons pas que "percevoir" des sons de façon neutre : nous ne percevons pas les sons dans un "premier temps", avant de chercher dans un "second temps" à quel mot, quelle phrase ils correspondent. Dans le domaine du langage, connaître, c'est toujours déjà "reconnaître", c'est-à-dire identifier à l'aide d'une catégorie dont nous disposons déjà. L'hispanophone n'a pas de "catégorie de sons" lui permettant de reconnaître le son "u" : alors il le range mentalement dans la catégorie des sons "ou". L'idée est qu'il "n'entend" pas u avant de le "traduire" en ou : l'interprétation est simultanée à l'écoute. De sirte que l'on peut dire qu'un hispanophone entend bien "ou" lorsque nous prononçons "u". Nous rejoingons ainsi une thèse que nous cessons de rencontrer cette année : il n'y a pas de perception neutre.

Cette conclusion un peu surprenante apparaît de façon plus visible si l'on raisonne avec des images visuelles. Losrque je vois une image, je ne vois pas d'abord une forme colorée avant de l'interpréter : l'interprétation est simultanée à la perception. Par exemple, si je dessine au tableau un "2", vous ne voyez pas d'abord une forme étrange avant de l'identifier "ensuite" comme le chiffre "deux". Vous voyez... un deux. Perception et interprétation sont un seul et même geste.
De même s'il s'agit d'une image qui représente un objet : vous ne voyez pas d'abord l'image avant de reconnaître ensuite comme objet : vous voyez... un objet (celui qui est représenté). C'est particulièrement visible lorsque l'image peut représenter deux objets : dans la mesure où l'interprétation est simultanée à la perception, le "choix" de l'interprétation est (nécessairement) immédiat (on ne peut pas voir deux choses en même temps !) : on voit un objet, ou l'autre. On peut ensuite se demander comment on pourrait voir l'image de façon à y voir l'autre objet... Le dessin qui suit (bien connu de tous les philosophes) illustre cette idée : vous verrez un canard, ou vous verrez un lapin. Mais vous verrez immédiatement l'un ou l'autre.

Pour ceux qui se sentiraient un peu perdus, ne vous inquiétez pas : nous repasserons par là...]

Notre corps est donc "socialisé" de part en part : pour aller du plus externe au plus "interne", il l'est dans sa parure (vêtement, bijoux, etc.) dans son marquage (maquillage, tatouage, etc.), dans sa morphologie (posture, esthétique, etc.), et même dans ses capacités sensorielles. Pas de doute : notre corps est bien un corps social.

Bien. Mais dans ce cas, ne peut-on pas supposer que les caractéristiques du corps social pourront être retrouvées pat l'étude du corps individuel ? Attention : le but n'est pas ici de montrer que l'on pourrait "lire" le corps social dans le corps individuel, comme un devin lit l'avenir dans les entrailles des oies. La question que nous posons est : est-il possible de lire dans les rapports entre les corps les rapports qui existent entre les individus au sein du corps social ?

C'est cette idée qu'exprime à merveille la notion "d'inégalités sociales de santé". Parler d'inégalités sociales de santé, c'est en effet reconnaître que les inégalités sociales (inégalités économiques, sociales, culturelles) se manifestent à travers la santé du corps des individus. Je ne développerai pas beaucoup ce point, puisqu'il est exposé dans la synthèse "réaménagée" du rapport du Conseil Economique et Social (2007) que je vous ai distribuée (elle se trouve Fichierici). Je me borne à en rappeler les principales idées.

a) Le rapport du CES marque d'abord un constat : les inégalités sociales se manifestent à travers la santé des corps des individus : le taux de morbidité et de mortalité est statistiquement corrélé à la situation sociale de l'individu. Pour ne reprendre qu"'un chiffre-clé : lorsqu'un enfant de la classe 1 (médecins, avocats, chefs d'entreprise, etc.) meurt, ce sont trois enfants de la classe 5 (travailleurs non qualifiés) qui meurent. Nous sommes tous égaux face à la mort, certes ; mais les inégalités sociales font de nous des êtres inégaux face à la mortalité.

b) Ces inégalités reposent sur une multitude de facteurs, que l'on ne doit surtout pas réduire à l'incidence directe de la pauvreté sur la santé du corps. La position sociale est en effet liée à l'exposition aux risques (contact avec des substances toxiques, accidents, etc.) et les conduites à risque (alcoolisme, tabagisme, dépression, etc.). Le rapport met ainsi en lumière l'impact des transformations du monde du travail (gestion des ressources humaines, etc.) sur la corrélation existant entre la détresse psychique des individus et leur position hiérarchique au sein du système de production.


c) dans le domaine médical, les inégalités sociales se traduisent par des inégalités dans l'accès aux soins. Outre le coût économique de la prise en charge médicale, le rapport au système de soin est lui-même tributaire d'un ensemble d'habitudes et de représentations liées à l'appartenance sociale de l'individu. Un exemple-clé est celui du "mélanome malin". On constate une plus grande incidence des mélanomes malins de la peau dans les catégories sociales les plus favorisées (caractérisées par le diplôme et le revenu), en relation avec une plus fréquente exposition au soleil (quantifiée). Ici, les plus favorisés ont donc plus de "chances"... d'être confrontés à la maladie. Mais en revanche, le ratio incidence/mortalité est plus élevé dans les catégories moins favorisées ; ce qui est lié à un retard au diagnostic (la fréquence des visites au "dermato" est nettement inférieure dans les catégories défavorisées), une moins bonne observance des traitements ou une qualité moindre de ceux-ci.


Les corps (et les esprits) expriment donc à leur façon les rapports sociaux : les inégalités sociales s'expriment dans les inégalités sanitaires. Pour reprendre l'affirmation initiale du rapport : "Plus on est pauvre, plus on est malade et plus on meurt jeune". Une affirmation que l'on doit cependant corriger sur deux points :

a) les inégalités économiques ne constituent qu'une dimension des inégalités sociales, et elle est indissociable des autres dimensions. Pour ne reprendre que l'un des exemples que nous avons déjà développés, si la situation professionnelle de l'individu est liée à sa santé (exposition aux risques, conduites à risque, stress psychologique), cette réussite professionnelle reste elle-même tributaire d'une réussite scolaire qui, elle, dépend à la fois du capital économique, du capital social et du capital culturel.

Telle est donc la dernière dimension de la "socialité" du corps humain. Le corps n'exprime pas seulement l'appartenance de l'individu à un corps social (en portant la trace de ses rites, des ses idéaux esthétiques, de ses pratiques, etc.) ; il exprime également la position de l'individu dans le corps social.

De quoi remettre en cause cette idée si courante selon laquelle "mon corps m'appartient"...